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jeudi 31 juillet 2014

« Paresse, histoire d’un péché capital » d’André Rauch (2013)

… acédie… Le philosophe Empédocle d’Agrigente (490-435 av. J-C) l’avait utilisé pour décrire l’indifférence à l’égard d’une chose, une in-curie ou une absence de soin.

L’acédie est bien cette épreuve du poisson sorti de l’eau, de la suffocation, de la privation du souffle spirituel ; détresse oppressante et étouffante (…) Plutôt que de vivre en ermite, l’acédiaque s’égare et se laisse tenter par le monde.

« Huit sont en tout les pensées génériques (…) La première est celle de la gourmandise, puis vient celle de la fornication, la troisième est celle de l’avarice, la quatrième celle de la tristesse, la cinquième celle de la colère, la sixième celle de l’acédie, la septième de la vaine gloire, la huitième celle de l’orgueil. »                                        (Évagre le Pontique)

Le terme de péché a prévalu à partir du XIIIè siècle ; Quant au qualificatif « capital », il n’indique pas la gravité, mais désigne davantage une spécificité. Un péché capital est à la tête (caput signifie « tête ») d’une armé d’autres péchés, certains bénins et d’autres plus graves.

L’acédie a une escorte nombreuse : la somnolence, le vagabondage de l’âme etc… desperatio, torporitas, simulatio (faux-semblant), querela (plainte), rancor (rancune)…

Le démon de midi est le plus écrasant de tous (…) L’impression de pesanteur ressentie se retrouve aujourd’hui dans le terme allemand qui désigne l’abattement : Schwermut (humeur pesante).

Cette paresse n’est donc pas une simple « tentation charnelle », semblable à une fièvre momentanée, mais bien une maladie chronique. Elle corrompt la vie érémitique qui doit se dérouler dans l’hésychia (calme, tranquillité, paix).

"Dieu demandera compte à chacun non seulement du mal qu’il aura commis, mais encore du bien qu’il n’aura pas fait "(Domenico Cavalca, « Discipline des spirituels »).

« Les 7 pécchés capitaux », Jérôme Bosch (1475).
La paresse est l’oreiller du Diable…
Le personnage : emmitouflé dans son vêtement, confiné dans son fauteuil devant la cheminée, il délaisse la prière et détourne son attention (…) il cherche un motif de diversion (…) il vole d’une distraction à l’autre (…) Sur le point d’abandonner le champ du combat spirituel ce lâche cherche à déserter. Comme l’écrit Evagre, le mal inspire au moine « de l’aversion pour le lieu où il est, pour son état de vie même. » (…)
Assailli par le péché, ce misérable suit désespérément du regard le mouvement du jour, et espère gagner du temps en s’agitant. Il a oublié que seul le temps du salut est essentiel, et qu’il n’appartient qu’à Dieu (…)
Le chien est l’allégorie de la rate censée produire de la bile noire (mélan-colie).
Saturne (…) ce dieu est le père des mélancoliques.

Si le mal mine la méditation érémitique plus que la vie active, c’est que la contemplation plaît avant tout à Dieu : la bonne pensée vaut mieux que la bonne action.

Cassien recommande au moine de « travailler à être en repos ». En l’exhortant à régler sa vie sans se soucier des rumeurs du monde, Cassien l’engage à travailler de ses mains.

A noter cependant que dès la fin du VIè siècle, Grégoire le Grand avait écarté l’acédie de la nomenclature des péchés capitaux. Jugées obsolète, elle fut absorbée par la tristesse. Réduite à sept, la liste définitive a été enseignée aux fidèles à partir du XIIIè siècle, notamment par les ordres mendiants qui formèrent la nouvelle milice de l’Eglise et dont les prédications s’adressaient directement aux pauvres en milieu urbain.

Ce qui était une offense envers Dieu devient une faute vis-à-vis des hommes. Le dégoût pour la prière, l’accomplissement des bonnes œuvres et la vie monacale caractérisaient l’acédie, l’oisiveté, le désœuvrement et la paresse la définissent désormais.

En somme, dans la vie contemplative, l’acédie était surtout amertume, tristesse et absence de concentration ; dans la vie laïque elle devient indolence, frivolité, inutilité, manque de sérieux et distraction.

L’escargot (…) sa nature froide et humide, ses déplacements extrêmement pesants caractérisent aussi le tempérament mélancolique (…) A sa lenteur s’ajoute une fragilité, qui l’expose au premier revers du destin, au plus petit souffle du hasard.

Par ignorance, le paresseux renonce même au bien s’il doit fournir un effort.

« La langueur ne sait que se tracasser, se faire du souci, remettre à plus tard, se dérober. » (sermon du curé de paroisse, dans le dernier Conte de Canterbury). Ce qui semble léger comme une plume au courageux pèse comme du plomb pour le paresseux.

Au XIIIè siècle, le philosophe et théologien saint Thomas d’Aquin (1224-1274) avait inscrit dans sa Somme théologique une définition de l’acedia valable pour l’Occident médiéval. Tristesse du bien divin (refus d’aimer Dieu), vide de l’âme (endurcissement du cœur), ennui (mal d’exister) s’attaquent au plus grand bien alloué à l’homme : la relation exceptionnelle établie par le créateur avec sa créature. Cette tristesse est devenue mélancolie, un mal-être dans le siècle dont traite abondamment la littérature profane. N’évoque-t-il pas cette forme de nausée qui deviendra bien plus tard le spleen (en anglais le mot signifie rate ; même sens que la latin splen), et sans doute le cafard, le blues, ou plus récemment la « déprim’ ».

La théorie médicale antique, d’Hippocrate et de Galien, affiliait à la folie l’humeur noire – bile (kholê) noire (mélas) – qui s’accumulait en excès dans le corps du mélancolique ou atrabilaire.

Pessimiste au départ, le paresseux finit misanthrope.

Ainsi, rédigée en plusieurs langues, une abondante littérature populaire traverse les frontières et glorifie un lieu, sorte de paradis du bien-être, où il fait bon paresser.
(…) Car, selon une formule commune à tous ces fabliaux, plus on y dort, plus on y gagne…

(…) au XVIè siècle, « paresseux » se dit « poltron » et paresse « poltronnerie ».

(…) en l’abbaye de Thélème (en grec thelemas signifie « vouloir / libre arbitre ») (…) Thélème présente une utopie de la libre disposition de soi pour gens libres, bien nés, et instruits « conversans en compaignies honnestes » (Gargantua, LVII). Paradis pour lettrés, l’abbaye accueille une élite. C’est la cocagne d’êtres qui ont la faculté de choisir leurs occupations et l’envie de s’y livrer comme bon leur semble. Rien de la récréation débridée propre à la Cocagne populaire (…) A la gestion horlogère du temps, calquée sur les heures des offices liturgiques consacrés à la prière, Thélème oppose cette clause : « Fay ce que vouldras ».

On est passé d’un système de valeurs à un autre, de la foi contemplative, propre aux congrégations monastiques, à l’engagement humaniste, valeur de la Renaissance (…) La revalorisation des métiers à l’époque de la réforme bouleverse le sens de l’existence. Avoir une activité est la seule bonne réponse de l’homme à l’appel ou à la vocation divine. Luther joue ici sur l’étymologie des mots : « Beruf » (métier) et « Ruf » (appel ou vocation) (…) Réfractaires à l’instruction, les paresseux se montrent facilement vaniteux, affirme Luther : ils n’écoutent personne, « peuvent tout mieux que tout le monde et savent juger toute science et toute écriture » (…) D’ailleurs, ils ne possèdent « aucun livre dont ils pourraient instruire les autres avec exactitude ».

« Le propre de la paresse et des paresseux, est de n’aimer qu’eux-mêmes, de n’être nés que pour eux. »  (Antoine de Courtin, Traité de la paresse, 1678)

Chez les Anciens, l’otium (le loisir) était le privilège de l’homme libre.

L’oisiveté fait grouiller ou papillonner de toutes parts des pensées que le paresseux ne contrôle pas. Une fois qu’elles se répandent sur le terrain de l’imagination, leur agitation les rend stériles (…) Oublié à présent le « démon de midi » venu perfidement provoquer l’assoupissement et détourner le moine de la prière : l’idée s’impose que le paresseux est responsable de l’errance de ses pensées et se rend captif de son imagination. Il se laisse emporter par des élucubrations qui l’entraînent à dilapider son énergie au lieu de la consacrer à la réflexion.

Plus que mère des vices, la paresse agit comme la marâtre des passions, avec cette caractéristique qu’elle n’a pas leur violence. Elle va toutes les dévorer en accaparant leurs perspectives et leurs initiatives. Alors que certaines passions flambent soudainement, la paresse consume lentement. Les premières enflamment la vie, elle la réduit en cendres.

« Le paresseux se tient à distance des gens de bonne humeur et d’entrain. Toute liesse lui fait injure ». (La Rochefoucauld)

Ce point de vue est partagé par le précepteur du duc de Bourbon, Jean de la Bruyère (1645-1696), au chapitre « De l’homme » des Caractères ou les µours de ce siècle (1688 )  (…) Alors que le travail donne à chacun son autonomie (« Celui qui aime le travail a assez de soi-même »), la paresse engendre l’ennui, qui incite à se divertir. Faute de se gouverner, le paresseux se laisse entrainer : « il y a bien autant de paresse que de faiblesse à se laisser gouverner ».

… « le paresseux se dessèche, la vie le fige, l’âge l’ossifie »…

Le travail qui enrichit un Etat tisse un lien social que défait en revanche la paresse.

Afin d’enrichir le royaume, Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) développe le commerce en important des matières premières bon marché ; transformées en marchandises, elles peuvent se revendre à prix élevé. Une bonne organisation de son commerce permettrait dès lors à la France de devancer ses concurrents. Le projet conduit au développement de plusieurs grandes compagnies (Indes orientales, Indes occidentales, du Levant etc…). Le souci de Colbert est double : maîtriser l’ordre social en améliorant le fonctionnement de l’économie (…) Afin de mettre les pauvres valides au travail, il soutient la création d’hôpitaux généraux.

Le travail devient primordial dès lors que la gestion économique occupe le premier plan de la vie politique.

Les Sauvages n’étaient pas paresseux, mais ils le sont devenus lorsque leur travail s’est révélé inutile et que le commerce les a rendus vénaux. Leur paresse est née de la colonisation : au travail pénible s’est substitué le commerce facile ; à la tradition établie, la modernité envahissante.

Les passions qui rendent l’homme inquiet, prévoyant, actif, ne naissent qu’en société :
« Ne rien faire est la première et la plus forte passion de l’homme après celle de se conserver » (Jean-Jacques Rousseau).

« Le repos ne vous rend pas plus riche que vous ne l’êtes ; mais il ne vous rend pas plus pauvre… » (Marivaux)

« Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres » (Etienne de la Boétie).

« Le pasteur accoudé repose jeune et beau ;
Le reflet lumineux qui rejaillit de l’eau
Jette un fauve rayon sur son épaule lisse ;
De la rumeur humaine et du monde oublieux
Il regarde la mer, les bois et les collines,
Laissant couler sa vie et les heures divines. » 
(Leconte de Lisle, « Poèmes antiques »)

Dans un monde où rien ne s’obtient sans le travail et la ruse, « la paresse est une faiblesse, une bêtise, une faute, une erreur de calcul » (Raoul Vaneigem, « Eloge de la paresse affinée », 1996) ; à tel point que peu de gens osent la revendiquer et la réhabiliter comme un répit salutaire (…) rester chez soi, au lieu de se livrer à la frénésie de l’activité laborieuse, passe pour scandaleux.

« En travaillant quatre heures par jour, un homme devrait avoir droit aux choses qui sont essentielles » (Betrand Russell, Eloge de l’oisiveté, 1932)
Il devrait pouvoir disposer du reste de son temps comme bon lui semble. Ne pas travailler, ce n’est pas nécessairement ne rien faire, c’est faire autre chose.

Le nouvelliste écossais Robert Louis Stevenson, auteur d’une Apologie des Oisifs (1877) rappelait que l’oisiveté consiste à « faire beaucoup de choses qui échappent aux dogmes de la classe dominante » et qui ont plus de valeur que le travail salarié.

« Les loisirs ne produisent que du non-travail au nom du travail. » (Bob Black)

Si la jeunesse est niaise, c’est faute d’avoir été paresseuse » déclare le héros du roman de Raymond Radiguet, « Le Diable au corps » (1923). « Je n’ai jamais plus appris que dans ces longues journées qui, pour un témoin, eussent semblé vides », conclut-il.

« Tous ont en commun le refus de la socialisation par le standing et le principe de rendement. » (Jean Baudrillard)


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